Avec mon homme, il y a 60 ans que nous sommes unis. C’est lui-même qui a fourni les fleurs de ma couronne de mariée, des roses qu’il m’avait garanties sans épines. J’étais très naïve à cette époque, je croyais presque que les bébés naissaient dans les choux.
Homme de la campagne, il lui fallait un bout de jardin pour se sentir libre. Bien sur dans notre banlieue, les lopins de terre n’abondaient pas.
A force de niaque il découvrit à quelques KLM un jardin d’ouvriers, moyennant quelques modestes monnaies annuelles. Il s’y rendait tous les jours qu’il pleuve, vente ou neige.
Dès sa sortie de l’usine oubliant les cadences infernales, lui l’esclave de la robotique, il faisait le détour en prenant direct le RER
Au long de toutes ces années j’ai été très patiente, mais occupée avec notre nombreuse marmaille, je n ai pas vu passer le temps.
J’avais des légumes à foison, des fleurs plein mes vases imitation cristal, et qui embaumaient la maison.
Aujourd’hui, après 60 ans de vie commune, les enfants partis, pour oublier cette vie tristounette, je me suis inscrite à un club de tricotage. On se raconte nos malheurs, nous femmes de jardiniers.
Mon cher homme toujours parmi ses fleurs et légumes est de plus en plus aux abonnés absents à la maison.
Je suis souvent seule dans ma cuisine tapissée de calendriers lunaires qu’il collectionne chaque année . Il n'a jamais pu se résoudre à remplacer le précédent.
Il parle rarement, sauf pour me dire:
- aujourd’hui j ai planté des échalotes,
Ou bien:
- les limaces ont mangé tout le carré de salade.
Même le soir, après le potage, il lit Rustica au lieu de s’occuper de mon parterre.
La nuit il se réveille en sursaut, appel Naconit, une de ses fleurs préférées, ou bien avec des gestes saccadés il semble élaguer ses rosiers.
Cependant, depuis peu le nom clamé a changé, il murmure amoureusement:
- Valérie, Valérie
Ca devait arriver, mon Jules, oui c’est son prénom, Jules, le roi des jardinier me trompe.
Il me faut en avoir le cœur net.
En catimini, je me rends dans son jardinet vénéré.
Et là j’en vois de belles : ils sont tous là, ces jardiniers amateurs, en tenue débraillée, et ils posent devant une jeune photographe, c’est à qui prendra la pose la plus bucolique, suggérant l’amour de la nature !!!
N’en pouvant plus de suffocation, je m’interpose et demande telle une virago:
- c’est quoi ce bizness ????
Vous n’avez pas honte à votre âge ????
Et à mon grand étonnement, en chœur ils ne répondent
- on prépare le calendrier des Jardiniers Croulants
Abasourdie, je n’en reviens pas, et ils enchainent aussitôt:
-C’est pour les vendre et construire une guinguette, où vous, nos femmes chéries, vous pourrez venir guincher le dimanche…
Me voici à nouveau avec mes illusions, rajeunie, j’y crois.
On verra en son temps pour les douleurs de l'arthrose!
C’est-y pas beau la vie ????